CHAPITRE VIII

Trois semaines plus tard, Donal arriva à Homana-Mujhar. Isolde blottie dans le creux d'un bras, il guidait l'étalon de l'autre. Ian était assis en croupe derrière lui, accroché à sa ceinture.

Donal était épuisé. Il avait refusé l'offre de Tarn de lui donner une escorte pour s'occuper des enfants, car il lui semblait approprié que ce soit lui qui pourvoie à leurs besoins.

Quand il eut confié son cheval aux garçons d'écurie qui accoururent, il se tourna vers l'escalier.

— Jehan..., dit Ian. Sommes-nous à Homana-Mujhar ?

— Oui, répondit Donal d'une voix sans timbre. Viens, tu regarderas une autre fois.

Il n'accorda pas un coup d'oeil aux serviteurs qui s'inclinaient sur son passage.

Au bout du couloir, il vit sa sœur. Tenant ses jupes, elle courait vers lui.

— Donal..., est-ce vrai ? ( Elle s'arrêta devant lui, le souffle court. ) On m'a dit que Sorcha était morte...

Donal ne répondit pas. Il se tourna vers une servante et lui ordonna d'emmener les enfants.

— Veillez à ce qu'ils se reposent. Le voyage a été fatigant.

Lirs, allez m’attendre dans mes appartements.

— Où est Aislinn ? demanda-t-il à Bronwyn.

— Donal... Est-ce vrai ? Tu pourrais au moins me répondre !

— Elle est morte. Où est Aislinn ?

— Elle se repose.

— Dans ses appartements ?

Bronwyn lui prit le bras et essaya de le retenir.

— Bien sûr. Elle se fatigue vite, maintenant ; la naissance est pour le mois prochain. Attends !

II l’écarta.

— Donal, appela Bronwyn, que vas-tu faire ?

Il ne le savait pas. Peut-être qu'Aislinn lui donnerait la réponse.

Il entra dans la chambre, ne fit aucun bruit, et ne dit rien.

Aislinn leva les yeux et le vit.

Elle était terrorisée.

— Donal ! Attends, dit-elle en se redressant dans le lit.

Elle avait l'air si jeune. Sans défense...

... Et elle avait poussé Sorcha à la mort.

— Dois-je prendre la peine d'écouter tes mensonges ?

— Quand le messager est arrivé, je savais ce que tu penserais !

— Tu l'as bannie de son foyer. Croyais-tu que cela lui serait égal ?

— Donal, je ne l'ai pas bannie. Je l'ai faite venir au palais, c'est vrai. Mais je l'ai seulement prévenue...

— Prévenue de quoi ?

— Que je ne renoncerais pas à toi. Que je me battrais pour te garder. Mais c'est tout ! Je ne l'ai pas exilée ! Je le jure !

— Inutile de jurer. Laisse-moi voir par moi-même.

La bouche d'Aislinn s'ouvrit pour pousser un cri d'horreur, mais Donal était déjà entré dans son esprit.

De très loin, il entendit les protestations mentales de ses lirs. Mais il les ignora.

Il sentit des barrières mentales, si faibles que les traverser fut l'affaire d'un instant. Puis la peur, la fuite...

L'esprit d'Aislinn tentait d'échapper à l'emprise mentale du Cheysuli. En vain. Le guerrier imposa sa volonté à la jeune femme. Elle se débattit entre ses bras, puis, avec un soupir, s'abandonna.

Il chercha un réseau de mensonges et de tromperies, prêt à les affronter.

Il ne trouva rien.

Pas même l'écho de la présence qui l'avait forcé à se retirer aussi vite que possible. Il ne restait plus trace de ce qu'Electra avait fait. Aislinn était simplement... Aislinn.

Elle est innocente...

Il effleura ses émotions. La peur dominait, mais il sentit une trace de son amour et de sa confiance, comme si elle savait qu'il ne lui ferait pas de mal.

Elle se trompe. Je viens de lui causer grand tort !

Donal se retira aussitôt. Ce qu'il venait de faire était bien pire que l'intrusion de Finn quand il avait fallu la tester.

Entre ses bras, Aislinn était molle comme une poupée de chiffons. Elle avait les yeux ouverts, mais le regard absent.

— Aislinn ! Reviens !

Il la secoua. Oh dieux, qu’ai-je fait ?

II la serra contre lui et il sentit son ventre bouger. Alors, il comprit qu'il avait déclenché le travail prématurément.

— Aislinn ! Aislinn, j'avais tort !

Devant la porte, il entendit Bronwyn lui demander si tout allait bien. Il reposa doucement Aislinn sur le lit et se leva. Pris de nausée, il passa à côté de sa sœur et de ceux qui l'accompagnaient et s'enfuit en courant.

Il s'arrêta dans la salle d'apparat.

Elle était vide. Donal vit le Lion, accroupi sur l'estrade comme s'il était à l'affût. Il approcha du trône, regardant sans les voir les témoins du passé qui décoraient l'immense salle.

Il s'assit, mais pas sur le trône. Lui tournant le dos, il s'installa en face du foyer. Il aurait voulu gagner ses appartements, mais il n'avait pas le courage d'affronter ses lirs.

Ses yeux brûlaient ; sa poitrine se soulevait spasmodiquement. Il attendait que quelqu'un vienne...

... pour me dire qu'elle est morte...

Evan surgit.

Après une brève hésitation, il approcha de son ami.

— Puis-je faire quelque chose ?

— Non, dit Donal, reconnaissant à peine sa propre voix. Pour ma part, j'ai assez fait de dégâts pour aujourd'hui...

Ils restèrent un moment silencieux.

— Je suis arrivé il y a une semaine, dit Evan. La guerre est finie. Deux jours après la mort d'Osric, les Atviens ont envoyé un émissaire, pour nous offrir leur reddition. Alaric est toujours à Atvia, mais je pense qu'il nous proposera une alliance. Rowan est parti pour Solinde. La rébellion est presque écrasée. Sans Tynstar, j'ignore pourquoi ces imbéciles se battent encore.

— Ils veulent leur liberté, dit Donal d'une voix sans timbre. Mais je ne peux pas la leur accorder. En souvenir de Karyon... et parce que les Homanans ne l'accepteraient pas. Un jour, peut-être...

Donal ferma les yeux.

— Tu sais ce que j'ai fait, n'est-ce pas ?

— Je le sais.

— Me maudiras-tu pour cela ? Les Homanans le feront. Par les dieux, ils en ont le droit. J'ai presque tué la reine... J'aurai de la chance si ça ne provoque pas une guerre.

— Oui, dit Evan. Comment as-tu pu penser cela d'Aislinn ? Elle n'est pas l'ennemi.

— Non. Elle est la victime. Comment le croire ? Sorcha... morte. Et faisant paraître Aislinn si coupable !

— Elle devait être très malheureuse. T'aimer à ce point, et te haïr à ce point...

— Me haïr ? C'était Aislinn qu'elle haïssait.

— Et toi, pour l'avoir quittée, même brièvement. Je n'ai jamais connu Sorcha, mais je sais que l'amour tourne parfois à l'obsession...

— Elle disait que je me détournerais du clan. Que j'adopterais les coutumes homananes...

— C'est ce que tu as fait. A ses yeux, du moins. Quand Sorcha a rencontré Aislinn, je ne doute pas que la conversation ait été... tumultueuse. Sorcha a sûrement pensé qu'elle t'avait perdu pour de bon. Elle est partie, décidée à se tuer, et à te laisser penser que c'était la faute d'Aislinn.

— Elle a réussi...

— Donal ?

C'était la voix de Meghan.

— Oui ? Je suis là.

— Donal, tu as un fils !

— Un fils ?

— Oui. Elle t'a donné un héritier.

Il sentit la culpabilité le poignarder.

— Et Aislinn...?

— Elle est... très faible. Tu... ferais mieux de te rendre près d'elle.

Le Mujhar avait froid. Se sentant vide et épuisé, il ne se souvenait que du tort qu'il avait fait à son épouse.

Il se leva lentement.

— Oui... Je vais y aller.

Aislinn avait l'air d'une enfant couchée dans un grand lit. Ses magnifiques cheveux étaient répandus sur l'oreiller. Sa peau claire semblait encore plus blanche.

La souffrance, sans doute...

Oh dieux, comment avez-vous pu me laisser lui faire cela ?

Il savait, en formulant la question, qu'elle était injuste. Lui seul était à blâmer.

Il s'assit au bord du lit. Ayant renvoyé les servantes, il n'attendait qu'une chose : qu'elle le regarde de ses grands yeux gris.

Les yeux d'EIectra... Il secoua la tête. Non, cela suffit. Ce sont ses yeux à elle. J'ai fini de reprocher les machinations d'EIectra à sa fille.

Il lui caressa le front.

— Aislinn, dit-il. Elle était tout pour moi. Un guerrier cheysuli peut avoir autant de femmes qu'il le désire, à condition qu'elles soient consentantes. Mais pour moi, il n'y avait que Sorcha. Tu ne peux pas savoir ce que c'est que d'aimer quelqu'un depuis l'enfance...

Réalisant l'énormité de ce qu'il disait, il s'interrompit.

Par les dieux, je suis une brute insensible ! Après ce qu'Aislinn m'a confié... Comment puis-je lui parler ainsi ? Même si elle ne m'entend pas...

Il lui prit la main. Puis il glissa lentement sur le sol et s'agenouilla.

Il appela la magie de la terre, priant pour qu'elle lui réponde, alors qu'il l'avait déjà utilisée, et à si mauvais escient. Il ne pouvait pas se permettre une autre erreur.

Pas avec la vie de la reine dans la balance.

Alors qu'il désespérait d'obtenir un signe, la puissance de la terre jaillit, inondant Aislinn de sa force de guérison.

Quand son épouse se réveilla, Donal lâcha sa main et se leva. Il avait le vertige et se sentait désorienté. Normalement, la guérison s'accomplissait toujours à deux. Il avait failli se perdre dans le flux tout-puissant de la magie, et il en tremblait encore. Mais il avait le sentiment que le risque valait d'être couru. Après tout, il lui devait bien ça.

Aislinn le regarda, effrayée.

— Non, dit-elle. Par les dieux, non...

— C'est une force de guérison, murmura-t-il d'une voix rauque. Je te jure...

— Tu me jures ? Tu essaies de me tuer, comme tu l'as déjà fait !

— Je n'avais pas l'intention de te tuer. Je voulais seulement savoir la vérité.

Il sentit ses genoux se dérober et se retint au pied du lit. Puis il glissa sur le sol.

— Je t'aimais, dit Aislinn. Toute ma vie, je t'ai aimé. Hélas, tu avais déjà Sorcha. Je voulais porter tes enfants, mais ça aussi, elle te l'avait donné ! Il ne me restait aucun cadeau à te faire ! Oh, oui, je voulais qu'elle parte ! Mais je jure que je ne l'ai pas exilée ! Je le jure !

— Je sais, Aislinn, dit-il.

— Que m'as-tu fait ? demanda-t-elle, les larmes baignant son visage.

— Je t'ai guérie, c'est tout. Je veux que tu sois forte de nouveau.

— Pourquoi ? Pour pouvoir m'envoyer en exil, comme mon père a fait avec ma mère ?

Donal sentit ses dernières barrières céder. La douleur qu'il avait essayé de réprimer jaillit de lui comme une fontaine. Il saisit les poignées du couvre-lit de soie et les froissa, les larmes inondant son visage.

— Je n'ai plus personne, gémit-il. Plus personne... ( Il ferma les yeux. ) A part toi.

Aislinn ne réagit pas.

— Tahlmorra, dit-il d'une voix rauque.

— Espères-tu que je te pardonne ?

— Non, marmonna-t-il, le visage enfoui dans le couvre-lit.

— Alors, que veux-tu de moi ?

Il leva la tête et vit son visage. Sa pâleur mortelle avait cédé la place au rouge de la colère.

— Je veux que tu vives, dit-il. C'est tout ce que je te demande.

— Pourquoi ? Pour que tu puisses de nouveau me faire du mal ? Me briser encore le cœur ?

Sa voix désespérée renversa les dernières défenses de Donal.

— Que puis-je faire ? Que puis-je te promettre ? Après tout le tort que je t'ai causé... Veux-tu que je te supplie ?

— Tu ferais ça ? souffla-t-elle, les yeux écarquillés d'étonnement.

— Dis-moi ce que tu veux.

Elle avala sa salive.

— Autrefois, je voulais ton amour. Mais c'était trop demander... Tu le lui avais déjà donné, à elle. Je voulais... une chance de savoir ce que c'était...

Incapable de répondre, il reposa la tête sur le lit.

— Tu ne m'aimes pas, dit-elle d'une voix calme. Mais... tu as besoin de moi.

— J'ai besoin de toi, admit-il. Par les dieux, oui !

Aislinn le regarda un long moment. Il vit de multiples émotions jouer sur son visage : la colère, la douleur, le regret, le chagrin... Mais il remarqua quelque chose d'autre.

Une sorte de possessivité.

— Bien, dit-elle d'une voix où se mêlaient triomphe et déception, peut-être cela suffira-t-il.